En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies.   En savoir plus Fermer

DIEUF-DIEUL DE THIES


« La patience ne connaît pas le temps », prétend un proverbe sénégalais. On ne saurait mieux prédire pour décrire le destin du Dieuf Dieul de Thiès, qui publie enfin son premier véritable disque plus de quarante ans après les faits. Tout a commencé en 1979 quand des membres d’Ouza et ses ouzettes, fameux band venu jouer au Gandiol de Thiès, la grande cité située à une bonne heure de la capitale, ont décidé de quitter ce groupe basé à Rufisque. Ils ne vont pas tarder à croiser la route d’une petite bande de jeunes, dont certains encore à l’école, tous aussi passionnés de musique. Parmi eux, Bass Sarr se souvient : « Nous répétions quotidiennement, ils venaient nous renforcer, et nous avons de même travaillé sur leur répertoire. C’est comme ça qu’on a décidé d’unir nos forces. Ça leur a permis de rester à Thiès. » Et à tous de commencer l’aventure de ce groupe. Il ne leur reste plus qu’à se choisir un nom :  après trente minutes devant le thé, les instruments posés, ils tomberont d’accord sur Dieuf Dieul, une formule qui renvoie au mouridisme prêché au début du vingtième siècle par Cheikh Ibrahim Fall et que l’on pourrait traduire par « Donner - Recevoir ». Autrement dit : « On ne récolte que ce qu’on a semé ».
 
Certes, mais il leur faut encore creuser le fertile sillon où s’épanouira leur originalité. Par l’entremise d’un agent de la mairie, ils obtiennent illico un engagement au Gorom, night-club très couru de Thiès. Madame Diop, la gérante, les prend pour un samedi soir, juste pour voir. Le coup d’essai transformé, ils y tiendront résidence, dans tous les sens du terme : certains membres y sont logés, peuvent répéter à demeure, et le Dieuf Dieul joue chaque semaine. C’est ainsi que le groupe commence à avoir un bel écho en ville, d’autant que Gora Mbaye, fameux griot de Thiès qui jouait dans l’ensemble traditionnel de Thiès, les rejoint et rameute du monde en pagaille, l’élite politique mais aussi musicale. A leur tête, le guitariste Pape Seck qui tout en officiant pour Ouza s’est déjà distingué au sein des mythiques Guelewar, combo tendance psyché de Banjul, en Gambie. C’est d’ailleurs là que le Dieuf Dieul va partir en tournée, et dans la Casamance toute proche, séjournant un temps à Kolda où le groupe croise la route du chanteur Assane Camara, surnommé « Kamouyandé », expert de la rumba en version locale qui intègre fissa la formation. Au cours de cette féconde période, deux disques, les deux seules traces audibles, sont enregistrés par Moussa Diallo à Sangomar, en Casamance. Trois décennies plus tard, ils seront ressortis des oubliettes de l’histoire en 2013 et 2015 sur Teranga  Beat, le label de l’infatigable chercheur de sons Adamantios Kafetzis.
 
La formule élaborée sur les volumes 1 et 2 d’Aw Sa Yone témoigne de la singularité de ce groupe aux influences multiples, brassant à l’image de la grande variété de leurs origines ethniques toutes les musiques locales aux idiomes afro-diasporiques qui dominent alors à l’international. Véritable tournis funky de guitares total mandingues, de cuivres super soul, de rythmiques latin rock, avec des voix plantées au sommet, le Dieuf-Dieul de Thiès se posait à l’orée des années 1980 en rival potentiel du génial Super Étoile de Dakar. L’histoire retint les seconds, où figurait le futur roi du m’balax : Youssou N’Dour. « Notre musique était la symbiose des ethnies qui composent notre société : il s’agissait d’un mélange des sons afro mandingues, des maîtres de la kora aux musiques plus américaines. On ne voulait pas se contenter de jouer le m’balax local », insistait en 2016 Pape Seck, 64 ans au compteur et toujours affûté sur le manche alors qu’il préparait avec d’autres vétérans encore vivants leur premier come-back, répétant ardemment du côté de la médina de Dakar et se produisant même au Ravin, grand night-club de Pikine. A ses côtés, le chanteur Bass Sarr poursuivait : « A l’époque, un producteur a voulu nous promouvoir, car on faisait pas mal de bruit ! Mais on nous a mis des bâtons dans les roues : il ne fallait pas déraciner ceux qui avaient été plantés. Le Number One, le Diamono, le Baobab, tout ça… »
 
Eux donnèrent à leur musique une appellation, afro-mandingo, tendance afro-jazz latin perclus de guitares électriques qui fusent et de percussions qui chavirent, brassant les cultures et musiques modernes comme plus anciennes. « Rythmiquement, c’était très différent de ce qui se jouait à Dakar, et lorsque nous sommes revenus à la capitale le public était curieux de nous entendre. Nous avons même fait concurrence à Youssou n’Dour ! », se souvient en janvier 2023 Bass Sarr, désormais seul rescapé parmi les membres fondateurs. L’histoire hélas va s’arrêter là pour le Dieuf-Dieul, qui commence à connaître des dissensions internes dès 1983, suite aux premiers succès d’estime. « D’autres orchestres sont venus nous chercher des musiciens, à commencer par Pape Seck qui a été débauché par Baaba Maal, qui était fan du groupe. » La perte de celui qui était leur leader, principal compositeur et arrangeur en chef sera fatale au groupe qui continue deux ans sous diverses formules avant de se séparer sans avoir publié un disque – seule une cassette fut publiée sous le manteau – ni même avoir eu l’heur de tourner à l’étranger.
 
Ce sera chose faite à partir de 2017, où le groupe reformé et réformé commence à tourner en Europe sous l’impulsion de WAX Booking, séduisant un nouveau public en France comme aux Pays-Bas. « Jouer devant les Européens est plus gratifiant car ils sont plus attentifs à notre musique qui n’est pas du simple m’balax. C’est pourquoi sans doute au Sénégal nous sommes peu souvent invités à monter sur scène », continue Bass Sarr, non sans une pointe d’ironie. C’est d’ailleurs en décembre 2019 à l’institut français de Saint Louis qu’ils ont enregistré ce « nouveau » disque, bénéficiant d’un matériel analogique, plus de 160 kilos de matériel (micros à lampes, table à l’ancienne) débarqués de France avec Sylvain Dartoy de WAX Booking et Christian Hierro de Back to Mono. S’appuyant sur des prises live pour la section rythmique, sur lesquelles se sont greffées les voix et cuivres enregistrés de leur côté en cabines, cet enregistrement fait le choix d’un son chaleureux, comme au bon vieux temps. Et c’est tant mieux.
 
Seuls Pape Seck, décédé en 2022, et Bass Sarr demeurent de la formule d’origine, même si Kamouyandé leur a légué une ultime composition avant de mourir, un mois avant l’enregistrement. A leurs côtés, une nouvelle équipe de plus jeunes, originaires de Thiès comme de Dakar, tous raccord avec ce qui fit le son original du Dieuf-Dieul. Ils y reprennent d’ailleurs certains de leur « classiques », réarrangés pour l’occasion, dont les fétiches Na Binta et Ariyo, mais aussi Djirim,  une ballade qui flirte désormais avec les riddims reggae. S’y ajoutent de nouvelles compositions, souvent conçues en commun, hormis Dieuf Dieul Ca Kanam qui porte la signature de Bass Saar. Ce titre, que son auteur traduit par « En avant encore, le Dieuf Dieul n’est pas fini », est emblématique d’une démarche qui s’inscrit dans le profond sillon semé par les anciens, tout en mettant les points sur le hic d’une histoire qui fut parsemée de trous de mémoire. « En quarante ans, la société sénégalaise a beaucoup changé. Les jeunes sont bien plus engagés, ici et même vers l’étranger. Mais en même temps, les rapports sociaux sont plus difficiles, le chômage est constant, l’entraide a disparu, c’est le temps du chacun pour soi. Il est loin le temps du Sénégal pays de teranga. » Certes, mais il est peut-être encore temps de les écouter pour retrouver ce bon sens de l’hospitalité…
 
Jacques Denis