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Yeketelale

Ethiosonic et autres Ethio-expériences

En Ethiopie, les fils succèdent aux pères et leurs noms accolés racontent une histoire. Ainsi vont aussi certaines discographies. Après Yetchelal « C’est possible », Awo « Oui!», voici Yeketelale : « ça continue », le troisième album de Ukandanz.

L’aventure qui lie Damien Cluzel (guitares) et Lionel Martin (sax ténor), les deux fondateurs du groupe, au chanteur éthiopien Asnake Guebreyes se poursuit et prend avec cet album de nouvelles couleurs, et une nouvelle dimension. Une synthèse aboutie, qui préserve l’énergie rock des premiers disques et fait plus que jamais place aux subtiles ornementations vocales qui sont la marque des grands chanteurs éthiopiens. Ajoutez à cela un groove plus dansant que jamais, porté par le Synthé basse (Adrien Spirti) et la batterie (Yann Lemeunier), et vous aurez la formule magique de Yeketelale.

Celle-ci s’est peu à peu dessinée au fil d’un dialogue commencé au début des années 2000, quand Damien Cluzel, débarqué en Ethiopie pour accompagner un cirque, rencontre dans son hôtel le client qui occupe la chambre voisine. Bonne pioche : il s’agit de Francis Falceto, archéologue musical et directeur artistique de la collection Ethiopiques (Buda, 30 volumes à ce jour) qui a fait découvrir en Occident les trésors de l’époque bénie où Addis-Abeba swinguait au son des grands orchestres cuivrés. Avec lui, il plonge dans les nuits de la capitale et rencontre une pleïade de musiciens. Parmi eux, Asnake Guebreyes, un des chanteurs en vue qui vient d’enregistrer une cassette à succès avec la chanteuse Fekker Addis.

Né en 1968 dans la région du Sidamo, au sud d’Addis, Asnake est encore adolescent quand le célèbre Police Orchestra, alors en tournée dans la région, le repère et l’invite à monter à la capitale. Le voici donc à Addis, engagé dans la police (condition nécessaire pour jouer avec le band du même nom). Il n’a que 16 ans, mais déjà toute la puissance, l’énergie et la finesse de son modèle, Tlahoun Guessessé (surnommé  « le James Brown éthiopien ») dont il reprend les chansons. En 1989, il enregistre même un album solo, Ahadu (réédité par Buda en 2018), accompagné par l’excellent Roha Band, avant de voler définitivement de ses propres ailes quand la junte militaire et les orchestres d’Etat seront dissous, au début des années 90. En 2001 donc, Asnake Guebreyes et Damien Cluzel se rencontrent et participent à l’album Jump to Addis (Ethiopiques volume 15) qui réunit chanteurs d’Addis et musiciens occidentaux.

Cette expérience marque sérieusement le guitariste français, qui a certes appris à se fondre dans la singularité des grooves éthiopiens, mais cherche désormais à les emmener ailleurs, dans d’autres directions inspirées par sa propre culture et ses propres envies musicales. Il trouve dans son vieux comparse Lionel Martin un partenaire idéal pour se livrer à de telles expériences. La piste éthiopienne est la bonne, jugent-ils. Mais il leur faut un chanteur. Damien Cluzel se souvient alors d’Asnake, quand un coup de fil de Francis Falceto (encore lui!) leur propose de venir jouer au Festival des Musiques d’Addis. Ukandanz, version rock du groove éthiopien, était né.

Huit ans plus tard, le groupe a fait du chemin. Il est loin le temps où Damien Cluzel envoyait des maquettes inspirées des classiques éthiopiens à Asnake… qui, avec la politesse légendaire des éthiopiens, trouvait ça très bien mais…n’y comprenait rien. Il lui fallait trouver la façon de se placer dans ces versions pétries d’un rock nerveux jusqu’alors inouï en Ethiopie. Pourtant, assure Damien Cluzel, l’énergie stupéfiante du chanteur interprétant des morceaux tournés vers la danse n’était rien d’autre que cela : du rock à l’état pur ! Ce sillon, Ukandanz le creuse pour le faire culminer en 2016 dans leur second disque, Awo, transe nerveuse et électrique dont le titre emblématique Tchuhueten Betsemu ressemble à un combat de boxe où saxo et guitares galvanisent le chant survolté d’Asnake. Un parti-pris rock poussé jusqu’a ses limites.

Deux ans plus tard, Damien Cluzel et Lionel Martin ont choisi de tempérer l’explosivité rageuse de leur musique pour laisser le chant s’épanouir dans toutes ses nuances, et le groove provoquer impérieusement la danse. Une sorte d’épure d’où surgit l’essentiel. Pour y parvenir, ils firent appel à une nouvelle section rythmique, n’hésitant pas à injecter des sons de batterie électronique et ceux, sur mesure, concoctés par le Synthé basse analogique. Certains morceaux, comme l’inquiétant Yene Hassab, convoquent aussi bien les expériences seventies d’Herbie Hancock que les guitares Juju du golfe de Guinée. D’autres, comme le sombre et planant Fetsum Deng Ledj Nesh, laissent s’envoler la voix d’Asnaké au-dessus des vagues synthétiques, comme un chant des sirènes pour cargo en perdition. La danse et la transe ne sont pas en reste, inspirées de l’inépuisable répertoire traditionnel éthiopien. Guesse est ainsi la bande-son d’une danse Oromo dont les acteurs imitent la cavalcade des chevaux, encouragés par les cavaliers. Car Ukandanz continue de jouer avec ce patrimoine, reprenant le fameux Enken Yelelebesh qui a relancé Girma Beyené dans une version totalement épurée, lunaire, où domine la voix d’Asnaké. Clin d’oeil à son premier disque, Ukandanz reprend son titre Ajiré, transfiguré par les co-cots de guitare, les claps et une basse synthétiques qui rappellent les heures de gloire du break dance (Weyene Ajire). De quoi se rendre compte, en écoutant les deux versions, de la singulière patte d’Ukandanz. Et de la richesse des couleurs musicales de Yeketelale, voyage musical fusionnel qui offre au lyrisme éthiopien l’étincelle électrique des Frendj (Occidentaux).

Pour Ukandanz, qui avait ironiquement piqué son nom au gimmick lancé par Madonna dans son tube Into the groove, il a longtemps été question de lancer un défi aux danseurs : seraient-ils capables de trouver leurs marques sur des morceaux qui s’amusaient à brouiller les pistes en multipliant les polyrythmies et autres pièges esthétiques savamment manigancés? Yeketetale en ce sens est une curiosité : il offre des boulevards pour la danse, sans rien renier de la créativité du groupe. Ukandanz, le nom est bien trouvé. Et comme l’aurait dit Madonna si elle était née à Addis-Abeba : Yeketelale!

Vladimir Cagnolari

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