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Nostalgique Vietnam: chansons de charme, poèmes & prières 1937-1954

Nostalgique

Un air de nostalgie plane sur cet ensemble composite de chansons et 
de prières vietnamiennes à cheval entre tradition et modernité, 
témoignages d'un pays encore uni qui, à compter de 1954, allait 
connaître les affres de deux décennies de guerre civile entre le Nord 
communiste et le Sud pro-occidental.
Le recueil s'ouvre du reste sur une oeuvre de 1953, année 
charnière, "Ao The Tham Tang" ("En portant cette vieille tunique"), 
dans laquelle l'auteur, Dan Truong, s'appuie sur une chanson 
folklorique pour véhiculer un message doublement nostalgique. Sur une 
musique du temps jadis, un homme semble-t-il parti au combat 
s'imagine de retour chez lui, vêtu de la tunique que portaient ses 
ancêtres.
Dans la même veine, la mandoline en prime, "Ai Vê Que Toi" ("Si 
vous passez par là") est la requête d'un paysan loin de ses terres, 
qui prie une connaissance devant s'y rendre de transmettre son 
souvenir à sa mère. Une lecture plus patriotique permet toutefois de 
distinguer un homme trop occupé à libérer le pays, qui ne rentrera 
chez lui qu'auréolé par la victoire.
Les années qui suivirent la Première Guerre mondiale virent des 
chants patriotiques français comme "La Madelon" mais aussi "La 
Marseillaise" gagner en popularité au Vietnam. Ces chansons furent 
entendues pour la première fois lors de spectacles de "cai luong", ou 
théâtre réformé, donnés à Saïgon et dans d'autres cités du Sud du 
pays. Des orchestres d'inspiration occidentale s'y produisaient 
pendant les entractes.
Avec l'essor du phonographe et de la radiodiffusion, les chansons 
françaises se répandirent irrésistiblement dans les grandes villes du 
Vietnam, où il n'était pas rare d'assister à des attroupements devant 
les commerces de disques 78 tours. Toutefois, le principal facteur de 
popularisation de ces titres "à la mode" fut l'apparition, au cours 
des années 30, des dancings et du cinéma. Les stars chantantes du 
grand écran, telles Joséphine Baker ("J'ai deux amours" et "Ma Petite 
Tonkinoise"), Rina Ketty et George Milton, étaient particulièrement 
appréciées des amateurs de ritournelles. Mais le favori était de loin 
Tino Rossi, rendu célèbre par son interprétation de chansons de 
Vincent Scotto comme "Marinella", au point de générer une myriade de 
"Tino fan-clubs" ("hoi ai Ti-no").
On retrouvera avec délectation cette Tino-mania dans la comparsita 
"Duong Vê" ("Nostalgie du pays natal"), l'interprête de cette bluette 
sentimentale signée Hoang Trong s'employant avec talent à retrouver 
les accents langoureux du chanteur corse, sur fond de bandonéon.
Il faudra attendre le milieu des années 30 pour entendre les 
premières versions vietnamiennes de chansons occidentales. Avec le 
mouvement "bai Ta theo dieu Tay" ("nos paroles sur des mélodies 
occidentales"), chanter en vietnamien sur des airs français devient 
même du dernier cri.
Les enregistrements de deux artistes de "cai luong", Ai Lien et Kim 
Thoa, réalisés au milieu des années 30 par la maison de disques Beka, 
aideront à l'essor de ce genre nouveau, fait de titres à la 
signification détournée plus ou moins volontairement. De là est 
sûrement née la chanson vietnamienne "moderne", dont les musicologues 
accordent la paternité à Nguyen Van Tuyen pour ses compositions 
originales datant de 1938.

MUSIQUE HYBRIDE
Ces nouvelles chansons, orchestrée à l'occidentale, avec des 
"combos" rappelant parfois ceux de Ray Ventura, font rapidement le 
tour du pays, à l'exception des campagnes, mais c'est à Hanoï, la 
capitale du Nord, qu'elles trouvent leur public. Toujours en 1938, 
deux groupes vont contribuer à propager cette musique hybride: Tricea 
et surtout Myosotis, première formation vietnamienne à jouer ses 
oeuvres propres, sur des compositions de Tham Oanh et Duong Thiêu Tuoc.
De ce dernier, la présente compilation offre "Huong Giang Mê-
Khùc" ("Chant pour la Rivière des Parfums"), véritable chanson 
d'auteur en forme d'hommage poétique au cours d'eau traversant Hue, 
la ville d'origine de l'artiste, dont la tradition musicale lui fut 
inculquée dès le plus jeune âge. Cette ballade à la guitare sèche 
frappe à la fois par sa simplicité et sa modernité.
Formé enfant au dàn nguyêt, luth traditionnel à deux cordes, Duong 
Thiêu Tuoc sera le premier artiste vietnamien à populariser la 
guitare hawaïenne, instrument à la sonorité exotique, qui porte le 
très léger "Môt Buoi Chiêù Mo" ("Rêveries"), ôde au bonheur et au 
voyage signée Zoan Mân.
Duong Thieu Tuoc écrivit ses premières chansons en français, "Ton 
Doux sourire" et autre "Souvenance", avant de revenir à sa langue 
natale. Auteur prolifique autant qu'exigeant, il se considérait comme 
un compositeur de musique "vietnamienne" plutôt que simplement 
"populaire". A ses yeux, le nombre limité des oeuvres du répertoire 
traditionnel rendait indispensable une écriture "qui fasse usage des 
techniques occidentales pour créer des pièces musicales gorgées de 
notre caractère national".
Source d'inspiration majeure de cette génération d'artistes et 
figure incontournable de la chanson française d'avant-guerre (et de 
toujours), Charles Trénet hante le guilleret "Tul Dan" ("Vive la 
musique"), équivalent vietnamien de son "Y'a d'la joie", auquel le 
chansonnier crooner Ngoc Bao, très en vogue dans les années 40 et 50, 
prête sa voix de velours.
Le même Ngoc Bao, chanteur de charme s'il en est, livre avec le 
classique "Noi Long" ("Aimer c'est pour la vie") une complainte sur 
l'amour éternel mais indomptable, qui sut en son temps émouvoir les 
foules. Il sait aussi se muer en comique populaire, comme en atteste 
son irrésistible version du "Cai Dinh" ("Le Clou") de Tham Oanh, 
chanson pleine d'autodérision, qui narre la déception d'un pauvre ère 
persuadé de détenir un trésor après avoir ramassé... un clou.
Avec "Son Nu Ca" ("La Montagnarde"), chanson folklorique revisitée 
par Tran Huan, le souvenir douloureux d'un amour évanoui fait à 
nouveau vibrer le thème de la nostalgie au son du violon. Plus 
poétiques, le très dansant "Gao Trang Trang Tanh" (Riz blanc sous 
clair de lune") de Hoang Thi Tho et l'envoutant "Toi Ban Duong 
To" ("Fil de soie, fil d'amour") de Tham Oanh évoquent avec une 
délicatesse très asiatique les échanges amoureux.
Ces chansons, que les historiens classent aujourd'hui dans la 
catégorie "nhac tien chien", ou musique d'avant-guerre, furent 
d'abord qualifiées de "nhac cai cach", ou musique réformée, autrement 
dit renouvelant un art tenu en piêtre estime. Elles accompagnèrent 
les Vietnamiens jusqu'à la reprise des hostilités avec les Français, 
lors de la guerre d'Indochine en 1946, même si certains titres furent 
encore écrits au début des années 50. Sans être formellement 
interdit, ce genre musical devait quitter les scènes et les ondes du 
Nord communiste de 1954 jusqu'aux années 80.
La deuxième moitié des années 40 sera propice au renouveau des 
chansons patriotiques, essentiellement inspirées de musiques 
militaires françaises. Bien que symboles de la "nouvelle vague", 
Myosotis et Tricea participeront à leur façon à ce mouvement, né en 
réaction au romantisme exacerbé des chansons classiques et entretenu 
par la suite dans la jeunesse par le scoutisme.
Vraisemblablement interdite pendant la résistance anti-française, 
"Han Ly-Huong" ("La Rancoeur de l'exil") exprime elle aussi la 
douleur de l'éloignement. Cette chanson poignante est l'oeuvre du 
compositeur Ut Tra-On, inventeur du Vong Co (souvenir), genre 
harmonique trouvant ses racines dans la tradition. Plus ancré dans le 
folklore, mais aussi nostalgique que le moderne "Duong Vê", elle 
élargit la palette de cette compilation en donnant à entendre un 
style musical à la fois singulier et typique du Sud-Vietnam.

MEDITATION
En contre-point de cette nostalgie récurrente, deux prières 
bouddhistes, "Con Trâu Hai Nha" et "Kinh Bat Nha", apportent une 
dimension méditative à ce recueil vietnamien. Si la première plage se 
résume à une litanie scandée au rythme du phach, bloc de bambou 
traditionnel, la seconde énumère les huit recommandations 
fondamentale de Bouddha dans un style proche du "ca tru", ou "hat a 
dao", musique de chambre raffinée consistant en une poésie chantée 
exclusivement par des femmes pour des hommes, dont les origines 
remontent au XVe siècle.
"Nos aïeuls allaient écouter le 'hat a dao' pour échapper un 
instant aux duretés de la société", écrivait en 1933 l'écrivain Thach 
Lam. "Les mélodies suscitaient chez eux tristesse et chagrin, et 
attendrissaient leur coeur. Les chansons parlaient toutes du 
découragement lié à la brièveté de la vie, de la nature éphémère de 
la beauté et de la joie de s'abandonner à un rêve fugitif, cela avec 
des voix chargées d'affliction et de douleur."
Quelle plus belle conclusion pour cette anthologie qu'un extrait du 
poème annamite "Kim-Van-Kieu", chef-d'oeuvre de Nguyen Du 
(1765-1820), selon lequel le monde est gouverné par le "bu tru", loi 
universelle d'addition et de soustraction. Cette fresque monumentale, 
qui recèle les grands thèmes du bouddhisme, narre l'histoire d'une 
jeune fille prénommée Kieu, qui, ayant juré fidélité à un garçon, se 
vend comme courtisane pour sauver son père. Après quinze années 
d'épreuve, elle retrouve son fiancé, qu'elle aime toujours mais dont 
elle ne s'estime plus digne.
Avec ce grand poème d'amour, long de 3.254 vers, l'auteur décrit la 
vie sociale de son époque troublée en une complexe synthèse de la 
culture chinoise classique et des coutume populaires vietnamiennes. 
Bercé par une flute de bambou aux ondulations chinoises, le chant de 
femme qui accompagne l'extrait de ce texte est de toute beauté. Et la 
nostalgie affleure à chaque note.
Thibault Leroux