Flûtes-gasba du Nord-Est de l’Algérie
Airs pour gasba et bendir
La diversité des populations du Nord-Est de l’Algérie (les régions d’Annaba, Souk-Ahras et El Tarf, Guelma, Tébessa, Constantine et des Aurès), constitue un véritable lieu de brassages culturels, ethniques, et linguistiques. Cette région, placée définitivement sous le signe de l'Islam à partir de la fin du XIème siècle, porte l'empreinte du Christianisme dès le Ier millénaire.
Le Nord-Est algérien est, en outre, marqué par un fort syncrétisme de croyances, mythes et cultes ruraux et populaires qui le rattachent au monde méditerranéen, comme en témoigne la musique liée au culte des marabouts et, par extension, au culte des Saints. Aujourd’hui l’Algérie comprend deux grands groupes ethniques, les Arabes et les Berbères, ces derniers constituant la plus ancienne communauté qu’Hérodote désignait sous le nom de Lybiens. Les deux communautés font plus que cohabiter dans un même espace, elles s’interpénètrent. Malgré la disparition de certaines de leurs caractéristiques identitaires, les Berbères devenus « arabes » sont restés fortement influencés par des traditions ancestrales dont ils assurent la survivance. Il en a été de même pour les musiques populaires qui sont, pour une grande partie du Nord-Est, le fruit de rencontres entre traditions arabes et traditions berbères séculaires.
Saints marabouts et zerda.
Le monde rural algérien témoigne d’un attachement très prononcé à la musique liée au culte des Saints, un culte chargé de renforcer l’alliance des morts et des vivants et qui s’inscrit dans la pratique continue de croyances anciennes en Méditerranée.
Le foisonnement des tombeaux était une source d’émerveillement pour Saint Augustin (Berbère né à Souk-Ahras) lorsqu’il s’exclamait « Notre Afrique n’est-elle pas toute semée des corps des Saints Martyrs ? ». Ces tombeaux devaient devenir plus tard les lieux de culte des Saints — tels que les marabouts, objet de piété populaire, auquel on attribuait le statut de Saint— des Berbères et de l'Islam maghrébin. À côté des marabouts devenus Saints de l’Islam, est venue se greffer une autre figure de la thaumaturgie populaire, celle du mrabet, marabout que l’on dit illuminé, voire possédé. Ce sont deux figures condamnées par l’orthodoxie religieuse qui les considère comme totalement déviantes. Émile Dermenghem, dans son ouvrage sur Le Culte des Saints dans l’Islam maghrébin élargit le sens du mot marabout « à la fois au saint vivant, enterré, au monument qui abrite sa tombe, au successeur du Saint, aux objets, arbres, animaux plus ou moins sacrés (…) en Algérie[;] il s’applique pratiquement à toutes les catégories du sacré ».
Ces cultes prennent la forme de pèlerinages au cours desquels sont célébrées les zerda. Ce terme d’origine berbère employée dans l’Est et une partie du Sud algérien, désigne une festivité qui suit un événement fort (naissance, guérison, fin des récoltes, etc.). Les zerda se tiennent soit dans les zaouia, soit dans des lieux de plein air à caractère sacré. À l’origine, le terme zaouia désignait le lieu où les mystiques pouvaient se retirer pour méditer, en même temps que l’emplacement où l’on enterrait les Saints.
De nombreux airs de flûte parmi les plus emblématiques sont nés dans la zaouia qui est aussi le lieu de rassemblements où se produisent les flûtistes (gassaba) et les percussionnistes (bneder). Lors des zerda, les marabouts psalmodient des incantations jusqu’à l’exaltation et la transe, accompagnés dans leurs vaticinations par les mélodies plaintives des gasbaet le rythme obsédant des bendir. Cette ritualisation de la musique dans un cérémonial qui confine au sacré n’est pas sans évoquer les rites religieux de l’Antiquité gréco-romaine, au cours desquels les prêtres et les prêtresses invoquaient les dieux et les déesses. Les flûtes jouent un rôle prépondérant, sans doute en raison du lien intime qui existe entre la gasba et la voix. De l’avis des musiciens garants de la tradition, la gasba aurait été créée en l’honneur des marabouts, et les airs qui leur sont dédiés sont certainement parmi les plus beaux.
Les confréries.
Des confréries religieuses se sont créées autour de ces marabouts. Elles se sont d’abord développées au Proche-Orient, aux alentours du Xème siècle, puis jusqu’en Afrique du Nord, surtout dans les campagnes. Parmi les plus importantes, on compte les ‘Ammaria et les Chabbia dans l’Est algérien.
Les ‘Ammaria sont issus de la lignée de Sidi Ammar Bou Senna, leur Saint patron né vers l’an 1712, lui-même flûtiste. Son tombeau se trouve à Bou-Hammam, près de Guelma. Les Chabbia se disent apparentés à Sidi Badreddin Chabbi, issu d’une lignée appartenant à l’Islam mystique, venu de Tunisie vers 1560. Il est le descendant d’Ahmed Ben Makhlouf qui avait établi son ordre à Chabba, dans le Sahel tunisien, d’où le nom de Chabbia. Le tombeau de Sidi Badreddin se trouve à Beni Salah (région de Souk-Ahras) sur les monts de la Medjerda.
Les Chabbia et les ‘Ammaria ont pour caractéristique majeure d’accorder à la gasba et au bendir un rôle central dans le cadre des célébrations des fêtes votives. De manière générale, les musiciens se reconnaissent volontiers d’une confrérie ou d’une autre dans un rapport d’appartenance symbolique au pouvoir spirituel du Saint ou du marabout. C’est dans les zaouia qu’ils ont appris les airs les plus difficiles du répertoire, aussi bien que les airs maraboutiques, mais également les airs de musique descriptive comme le Hwa el Gaïd Chabbi, Hwa el ghoula û bentha.
Le répertoire des flûtistes n’est pas circonscrit au rituel. La correspondance entre la flûte et le sacré s’étend, en effet, au-delà du seul domaine religieux pour apporter à une réalité plus pragmatique une dimension poétique. C’est suite à la prière du soir que sont joués les airs nommés Hwawet te’el ga’da qui désigne des airs joués pour toute l’assemblée attentive. Les musiciens sont non seulement reconnus pour leur maîtrise de l’instrument, mais aussi pour le nombre d’airs (hwawet) qu’ils sont capables d’interpréter, des airs susceptibles d’être réclamés par un auditoire exigeant. Ainsi, les airs de gasba joués lors des zerda ne sont pas indissociables du public qui participe pleinement à l’élaboration de cette œuvre collective. Le caractère sacré du lieu devient le cadre privilégié où se joue la musique. Les lieux de cultes sont à la fois le cadre dans lequel s’exécutent des musiques à teneur sacrée et où s’est écrite une page importante de l’Histoire de la musique populaire à caractère profane en Algérie.
Le chant profane.
La gasba ne se joue pas dans le seul espace des zaouia ou lors des zerda. Elle joue un rôle fondamental en tant qu’instrument d’accompagnement de la chanson profane, profondément imprégnée de poésie populaire dite melhûn. Chant et poésie ne sont pas dissociés, preuve de l’attachement à la tradition orale, mode d’expression essentiel dans les milieux populaires où le chant poétique (melhûn) était le seul bagage culturel. Lorsque le melhûn est chanté, il célèbre aussi bien les vicissitudes de l’existence que l’ivresse et l’amour.
La musique et le chant profane étaient indissociables de la célébration des mariages ou des baptêmes. Lors de ces fêtes, tard dans la nuit, et au sein d’une assemblée uniquement masculine, les chanteurs interprétaient des chants d’amours vécues d’une grande poésie. Ces artistes se produisaient également dans des cafés accompagnés de rakassat, danseuses à la réputation légère, qui donnaient de l’entrain à ces soirées nocturnes. Les cafés étaient également les lieux où se tenaient de véritables joutes musicales entre flûtistes. À partir des années 1990, cependant, les chants traditionnels accompagnés de la gasba dans les mariages et baptêmes connaîtront un certain déclin, notamment avec l’avènement de la chanson dite moderne (sur le modèle dominant du Raï venu de l’Ouest), et l’explosion d’instruments comme le synthétiseur dans les orchestres. Mais cet affaiblissement est aussi le fait de nouvelles aspirations d’un jeune public qui rejette le modèle social des anciens pour laisser place à un mode d’expression porté par la vague des chanteurs désigné par le terme de Cheb (lit. « jeune »). Néanmoins, un certain nombre de chanteurs continue de perpétuer la tradition des chants où la gasba joue un rôle essentiel et nous l’entendons même samplée dans la chanson moderne.
La gasba a souvent été limitée, à tort, à sa seule fonction d’accompagnement des chants. Cette restriction fait cependant oublier l’immense richesse des airs pour flûtes et percussions. Il faut reconnaître aux chanteurs le rôle de relais indirects de la gasba en Algérie, instrument pour lequel ils avaient une grande estime. Il est étrange de constater, cependant, le mépris presque constant, affiché par les médias et l’opinion courante, vis-à-vis des chanteurs et chanteuses dits « de gasba ». L’on pense particulièrement à Beggar Hadda, née à Béni Barbar et qui deviendra la femme du grand flûtiste Brahim Bendebeche.
Cette image dépréciative s’applique originellement à la gasba. Instrument de musique « violente » par sa beauté, tellurique par son intensité, la gasba fut tout autant diabolisée par l’orthodoxie religieuse pour le rôle qu’elle a tenu dans le culte maraboutique que par une certaine partie de l’opinion publique qui, en raison du registre profane des chants qu’elle accompagne —souvent cocasses ou même provocants—, lui a longtemps accolé une image de musique décadente. Pourtant la gasba est l’instrument le plus répandu en Algérie et, comme tel, il est intimement lié à la culture populaire de ce pays. La beauté de son timbre, mêlé de plaintes, tout comme ses chants ancrés dans la musique traditionnelle, permet de saisir la raison pour laquelle des artistes comme Béla Bartok, (lors de son voyage en 1913 en Algérie) ou Brian Eno et David Byrne dans le morceau « New feet » (album My Life in the Bush of Ghost, 1973) ont été si sensibles à cette musique.
LES INSTRUMENTS
La flûte-gasba.
La gasba appartient à la famille des flûtes de roseaux, son nom au Maghreb vient de l’arabe qasaba qui signifie « roseau » et, au sens large, « flûte de roseau ». Flûte oblique à embouchure libre, la gasba est un instrument d’Afrique du Nord, et plus particulièrement d’Algérie où elle apparaît dans une grande partie du territoire avec différentes variantes, factures, et techniques de jeu. Décorée de motifs géométriques pyrogravés, elle est l’un des instruments les plus emblématiques de la musique populaire du pays. L’une des grandes originalités de la gasba que l’on trouve dans le Nord-Est de l’Algérie réside dans sa conception. Elle comporte de 11 à 14 trous. Un certain Zaoui Barguelil, originaire de Souk-Ahras, aurait rajouté sur la partie supérieure de la gasba le merssli, ce trou d’un diamètre inférieur aux autres. Les flûtistes accordent leur instrument en bouchant différents orifices supérieurs ou inférieurs de la gasba au moyen d’une substance à base de cire pour pouvoir jouer sur le mode de leur choix, sans avoir à changer d’instrument, comme c’est le cas, par exemple, dans la région des Haut Plateaux.
Pour pouvoir jouer, les musiciens orientent leur instrument de façon oblique tout en projetant une grande quantité d’air au moyen de la technique respiratoire continue, ce qui donne à la flûte-gasba son timbre si singulier. Contrairement à l’apparence simple de l’instrument, sa pratique est autrement complexe et demande une grande dextérité. Cette flûte, qui accompagne des traditions musicales séculaires, n’est pas sans rappeler des instruments à vent propres à l’Antiquité gréco-romaine. On notera que le nom des pièces instrumentales commence toujours par le mot hwa. Il s’agit d’un terme générique servant de facto à définir un mode donné. Lorsque les flûtistes accompagnent un chanteur, ils se rapprochent au plus près de sa voix et de ses formules mélodiques.
Le bendir.
Dans l’Est algérien, le bendir est intimement lié à la pratique de la gasba dont il est l’unique instrument d’accompagnement. Très répandu en Afrique du Nord, le bendir est un tambour sur cadre d’environ 50 cm de diamètre, pourvu d’une peau de chèvre tendue qui sert de face externe à la percussion. Sur la face interne de la membrane, les musiciens ajoutent deux boyaux de chèvre tendus diamétralement qui donnent un son grésillant aux coups portés. L’instrument est tenu à la verticale à l’aide du pouce gauche (introduit dans un trou percé dans la paroi latérale) ainsi que par le pouce droit posé sur le côté de l’instrument.
Comme pour la gasba, la pratique du bendir s’acquiert dans un premier temps par l’observation des anciens lors des zerda. Les futurs percussionnistes s’attachent à la fois à bien connaître les formules mélodiques des airs joués par les flûtistes et les riches développements rythmiques qui les accompagnent. De plus, le percussionniste doit connaître parfaitement les rapports entre le texte chanté et la mélodie. La pratique du bendir requiert un réel effort physique, et demande au musicien subtilité, créativité et sens de l’interprétation.
LES ENREGISTREMENTS
Dans les airs exécutés par les musiciens de Beni Salah, par exemple, pour chaque début de morceau, les bendir ne jouent pas un rythme mais diffusent une quantité de sons, comme pour habiter l’espace sonore d’une « dramaturgie ». Ils installent ainsi un climat par des roulements et des coups à forte dynamique, en une sorte d’introduction arythmique. Quant aux flûtistes, excepté sur Hwa mrabet Dib, ils se contentent dans l’introduction d’un bourdon, en jouant la note fondamentale du mode, tandis que la flûte directrice expose toute la structure du mode de façon très libre.
Cette manière d’introduire un air se dit I beyet le hwa, littéralement « veiller, installer l’air » pour introduire ensuite le thème du morceau. C’est le flûtiste directeur qui annonce les structures rythmiques. S’engage alors entre les flûtistes qui forment deux paires un jeu de questions-réponses (moudawla). Les percussionnistes profitent de ce dialogue musical pour intervenir. La flûte directrice choisira ensuite le moment opportun pour reprendre un solo et introduire un autre thème (en y incluant souvent une note de la gamme non encore exécutée), tandis que les trois autres se contentent de revenir sur la note fondamentale du mode. Les bendir doivent suivre, et soutenir les flûtistes tout en enrichissant la structure interne du rythme. Les musiciens terminent tous les morceaux à l’unisson sur la note fondamentale du mode, ce qui constitue une coda à structure très souple. En règle générale, et selon le contexte dans lequel cette musique s’exerce (par exemple lors des zerda), les musiciens s’engagent souvent dans une joute musicale pour le plus grand plaisir de l’auditoire.
Pour l’accompagnement des chants, les flûtistes suivent et soutiennent le chanteur, en suivant au plus près ses formules mélodiques. Dans les interludes, ils enrichissent la structure interne du mode. On note ainsi la façon précise dont les flûtes interviennent, aussi bien dans le chant libre que dans le chant rythmé.
Dans les airs et chants enregistrés, on trouve différents types de mode propre à ces traditions musicales, comme le mode mineur que nous qualifierons d’« harmonique », le mode pentatonique altéré, le mode mineur et le majeur pentatonique, le mode majeur « harmonique », etc. Dans le jeu de la gasba, l’une des caractéristiques qui en fait la richesse est l’utilisation par les flûtistes de micro-intervalles (intervalles plus petits que le demi-ton du tempérament égal occidental, de la gamme dite tempérée).
Ces airs de gasba sont parfois basés sur des rythmes en mesures composées, et ils introduisent des changements de rythme dans leur déroulement. On remarquera que le morceau démarre souvent par une cellule rythmique, s’appuyant sur le temps, et que celle-ci peut migrer sur la syncope au changement de rythme. Les rythmes sont binaires (4/4) ou ternaires (6/8), mais aussi composés (10/8). Quant à la pulsation, elle est très souvent binaire-ternaire avec des accents, se déplaçant avec des coups pressés ou, au contraire, traînés. Le balancement est alors à la fois bancal et très expressif.
LES AIRS ET LES CHANTS
1- Hwa al-Gaïd Chabbi (Air du Caïd Chabbi)
Compositeur : Amar Bendebeche et Rabah Talmoudi
Rythmes: 6/8, 4/4, 6/8
Mode mineur « harmonique »
(Présentation du lieu d’enregistrement par Monsieur Raïs Chabbi)
Le Caïd, prononcé /gaid/ dans le Nord-Est algérien, était, du temps de la présence française en Algérie, un notable ayant un rôle de médiateur entre les autorités centrales et les membres de sa communauté. C’est en l’honneur du Gaïd Chabbi de Beni Salah que cet air fut créé par Amar Bendebeche, ses fils Ali, Majid et Brahim, et Rabah Talmoudi ouled Zohra (issus de la tribu des Debebcha dans la région de Souk-Ahras), musiciens Chabbia dont l’aura est grande dans l’Est algérien. Quelques jours avant sa mort qu’on situe aux alentours de 1940, le Gaïd rassembla les Debebcha pour leur demander que ce ne soit pas « seulement [les] femmes qui pleurent [sa] mort mais les flûtes qui porte la plainte» (n’oublions pas que l’accompagnement musical lors de la procession funéraire est condamnée par l’Islam). Un air fut donc créé après les obsèques du Gaïd, à partir de l’écoute attentive des pleureuses, tradition à cette époque encore très répandue en Algérie. Cette pratique antique —mentionnée par Homère dans l’Iliade— jugée impure en Islam, a été combattue par l’orthodoxie religieuse. Les pleureuses avaient un rôle central durant les cérémonies d’enterrement puisqu’elles étaient chargées d’orchestrer les lamentations féminines (mendba). Dans cette région, les pleureuses intervenaient par deux de manière alternative pour construire « un dialogue des pleurs », emmenant avec elles toute l’assistance féminine dans les lamentations. Elles crient et pleurent, se griffent le visage, et arrivent au stade paroxystique de la douleur jusqu’au moment où les hommes, seulement, emmènent le corps du défunt vers le cimetière. C’est un air où les flûtes-gasba pleurent le mort.
L’air débute dans la maison du Gaïd. Le corps du défunt a été lavé et enveloppé dans un suaire. Dans cette introduction, la flûte directrice fait sentir, avec beaucoup de retenue, la plainte et les larmes de l’auditoire devant le corps du défunt. Suivra l’élévation de celui-ci, porté vers le cimetière par la famille, consciente d’accomplir un ultime voyage avec le défunt.
2 - Hwa Mrabet Dib Chabbi (Air du marabout Dib Chabbi)
Traditionnel
Rythmes: 4/4
Mode mineur « harmonique »
Cet air est connu grâce aux Debebcha, notamment Ali et Brahim Bendebeche. Il était exécuté lors des zerda à Beni Salah. Cet air bouleversait tant le marabout Dib qu’il en porte aujourd’hui le nom. C’était un marabout populaire et respecté, un amoureux de la flûte-gasba, célèbre pour ses visions. On remarque qu’au début de ce morceau, ce sont deux flûtistes seuls qui jouent le bourdon, tandis qu’avant que les bendir n’interviennent, un dialogue en forme de questions-réponses (moudawla) s’installe entre la flûte directrice et le quatrième flûtiste.
3 - Hwa ‘ajmi Chabbi mab’ouj (Air pentatonique altéré Chabbi)
Traditionnel
Rythme : 4/4 (quelques accents de pulsation ternaire)
Mode pentatonique altéré (mineur)
Cet air est joué le plus souvent la nuit à Badreddine lors des zerda. La flûte directrice y débute sur un mode pentatonique ('ajmi) jusqu’à l'entrée des bendir, moment qui correspondra au mode pentatonique altéré (lors d’une modulation), appelé mab’ûj. C'est justement lorsque le pentatonique devient mab’ûj que l'on se retrouve plongé dans un univers aux alluresantiques.
4 - Addît ’la ouêd Seybousse (Je passais par le fleuve Seybousse)
Auteur compositeur : Sheikh Bouragaâ
Chant à métrique libre
Mode mineur « harmonique »
Dans cette chanson, le chanteur d’Annaba, Sayfi Mohamed Tahar, fait montre d’une grande puissance vocale et d’un délié d’une souplesse très particulière. Il utilise des appoggiatures, des « arabesques », des notes de passage sobres et bien définies. Cette voix marquée par ce timbre, et ce mode que l’on nomme Rakrouki Souk-Ahrassi, est cette forme de lamento qui caractérise tant les chanteurs traditionnels des montagnes de cette région. Il interprète un chant et un poème d’un de ses de ses maîtres, Sheikh Bouragâa, né à Souk-Ahras, l’un des chantres de la chanson populaire de l’Est algérien. Ce chant décrit le désespoir amoureux d’un homme pour sa belle, alors qu’il se promène le long de l’oued Seybousse. Pour la reconquérir, il demande à la gasba de jouer son plus bel air. Ce type de mélopée est adapté systématiquement par le chanteur en fonction de son auditoire.
5 - Galet Khroubi (Elle disait Khroubi)
Auteur compositeur : Marir Tayeb
Rythme: 4/4
Mode mineur
Les flûtistes sur cette chanson utilisent le mode dit khroubi (originaire du Khroub, au sud de Constantine), dont l’un des représentants les plus connus est le chanteur Marir Tayeb. Cette chanson raconte l’histoire d’une jeune amoureuse de la tribu des Ouled Bechih (région de Souk-Ahras), prête à endurer des souffrances et à tolérer des vexations, pourvu que son aimé veuille bien lui porter un peu plus d’égard. La dernière partie instrumentale de ce morceau, avec les envolées des flûtistes (que l’on nomme tarha), est l’une des caractéristiques de la musique de la région du Kef, répandue par le flûtiste l’A’yechi. Les musiciens y intègrent des accents rythmiques d’influence Chaoui.
6 - Nawba Salihin (Nouba des Saints)
Traditionnel
Rythmes: 4/4, certains motifs en 8 temps, 10/8, 6/8
Mode majeur « harmonique »
Chez les ‘Ammaria, tout comme pour les Chabbia, le terme nawba s’applique à une musique instrumentale en rapport direct avec l’écoulement du temps, et prend tout son sens lors des zerda. Chez les ‘Ammaria de Nechmaya, les musiciens commencent la zerda par la nawba Salihin (le matin), qui sera suivie d’autres nawbat jusqu’au soir. Toutes ces nawbatsont le legs d’une tradition populaire.
7 - Tahwissa suivi du Hwa Oued Zenati (Ballade suivie de l’air de la rivière Zenati)
Traditionnel
Rythme: 6/8
Mode mineur « harmonique »
Le morceau commence par une ballade pour flûtes seules. Dans le Nord-Est de l’Algérie, ce type d’air non accompagné par les bendir est très répandu. À l’écoute de cet air introductif, le son et le timbre des gasba nous les font apparaître dans tout ce qu’elles ont de plus primitif. On y entend distinctement les coups de glotte des flûtistes qui accompagnent l’expulsion d’un souffle puissant et continu. Vient ensuite le hwa oued Zenati (en référence au fleuve Zenati), un air de la région de Guelma, rythmé et presque répétitif, propice à la transe.
8 - Ouled Hmida (Les enfants de la tribu des Hmida)
Traditionnel
Chant à métrique libre
Mode pentatonique mineur
La chanson Ouled Hmida est jouée sur le mode Rakrûkî Tebessi. Le terme rakrûkî fait directement référence aux Rkârkaqui, comme les Ouled Hmida (Nememcha), faisaient partie du grand ensemble tribal des Ouled Sidi ‘Abid, nom éponyme du marabout qui donna naissance au VIIe siècle à cette grande famille ethnique et religieuse dans la région de Tébessa. Le chanteur Chaoui (qui signifie berger en arabe) Abdelmajid Boudjil a un timbre très dense, nasal, et tout comme Sayfi Mohamed Tahar, il développe une puissance sonore remarquable. Il appuie et étire longuement chaque mot comme pour en extraire toute la force expressive et le sens, d’où le terme rak (lit. « appuyer »). Son chant d’amour contrarié nous fait entrevoir toute la profondeur d’une lamentation et d’un rugissement contenu. Même si la langue utilisée dans cette chanson est l’arabe, tous ces coups de glotte âpres dans la diction expriment cette force, ces cris et cette fragilité qui caractérisent les voix berbères du pays Chaoui. Il est soutenu dans son chant par un duo de gasba jouant à l’unisson.
9 - Hwa Barbari khfîf (Air dit Beni Barbar)
Danses instrumentales. Traditionnel
Rythme: 4/4, pulsation ternaire
Mode mineur « harmonique » avec passage en majeur et retour en mineur
Les hwawet (airs) dits Barbari font référence à la tribu des Beni Barbar (région entre Tébessa et Souk-Ahras), connus pour leur répertoire instrumental, lequel accompagne notamment les danses exécutées par les femmes lors des mariages. Généralement, ce sont des airs très vifs ponctués de nombreux changements rythmiques. On notera que les deux flûtistes Chaoui jouent à l'unisson dès le début du morceau, mais tandis que la flûte directrice joue la mélodie dans les aigus, la seconde flûte l’exécute dans les graves. Cette particularité ne se retrouve pas chez les musiciens de Beni Salah de Nechmaya ou de la région d’Annaba.
10 - Hwa tâ’ el-Ghoula û bentha (Air de l’ogresse et de sa fille)
Traditionnel
Rythmes: 10/8, 4/4 pulsation binaire-ternaire
Mode mineur « harmonique »
Cet air de musique descriptive était souvent joué par les anciens flûtistes comme les Bendebeche. Pour certains anciens musiciens, il s’agit simplement d’un dialogue entre deux femmes habitées par des instincts sauvages. Pour d’autres, l’ancienneté de cet air évoque le mythe de l’ogresse appelée Ghoula. Ce mythe, objet de croyances des vieilles femmes, est toujours présent dans la culture populaire en Algérie. Cet air évoquerait un face-à-face entre l’ogresse et sa fille à l’intérieur de leur grotte. Les anciens flûtistes Chabbia ont transposé ce dialogue en musique, dialogue d’une grande beauté d’où semble jaillir une danse primitive.
11 - Hwa tâ’ Bnêt el-Khalêt (Air des nièces)
Auteur compositeur : Famille Bendebeche
Rythmes: 4/4, 6/8
Mode mineur « harmonique »
D’après l’histoire rapportée par la majorité des musiciens Chabbia, les Debebcha jouaient dans la forêt de Beni Salah quand ils entendirent les voix de deux jeunes filles répondre aux sons de leurs gasba. Les flûtistes ont continué à jouer et à improviser en suivant ces voix, d’où cet air. Ces deux jeunes filles étaient les nièces du Caïd (d’où le titre du morceau). Sur cet air, tous les flûtistes jouent à l’unisson dès l’introduction du morceau, puis s’installe le dialogue (moudawla) entre deux couples de flûtistes.
12 - Hwa ‘ajmi feddaoui Chabbi (Air pentatonique des Ouled el Fadda Chabbia)
Traditionnel
Rythme: 6/8
Mode pentatonique majeur
Le terme feddaoui vient du nom du village des Ouled el Fedda, réputés pour leur grande zerda et leurs flûtistes. Le hwa ‘ajmi feddaoui est caractérisé par son mode dit ‘ajmi msserah, c’est-à-dire pentatonique non altéré. Comme beaucoup d’airs, celui-ci est spécialement exécuté pour les danses maraboutiques chez les Chabbia. Il s’enrichit au fur et à mesure d’une force mélodique et rythmique, lui donnant toute son énergie et sa furie.
Halim Dekkiche