DEVOIR DE MEMOIRE
Sory Kandia Kouyaté (1933-1977) fut « La voix » de la Guinée indépendante. Descendant de Balla Fasséké Kouyaté, l’illustre « djeli » (détenteur de la tradition orale d’un peuple)
de Soundiata Keïta, le fondateur de l’Empire du Mandingue,
initié à la musique (notamment au ngoni) et à la complexe
généalogie mandingue par son érudit de père, il rejoint très
tôt la cour royale de Mamou où ses dons vont faire merveille.
Plus tard, se fixant à Labé, il y crée un ensemble traditionnel. C’est aussi à Labé, qu’en 1951, Sékou Touré le découvre. Son intégration ultérieure dans les Ballets Africains de Keïta Fodéba va le faire remarquer très loin de son Fouta-Djalon.Et fort d’un premier disque chez Vogue et de tournées internationales, il devient, après l’indépendance de 1958, la figure de proue du Panafricanisme versus guinéen. En
témoignent son rôle dans Le Ballet national Djoliba, son ouverture orchestrale avec Kélétigui Traoré et ses
Tambourinis (Prix Charles Cros 1970), le travail
d’expérimentation qu’il réalisa avec L’Ensemble instrumental
et choral « La Voix de la Révolution », ses prestations au
Festival panafricain d’Alger en 1969, à l’ONU, ou au Festac (Festival Panafricain des Arts Nègres de Lagos 1977).
C’est à ce baobab de la chanson guinéenne qu’un de ses fils,
Kabiné Kandia Kouyaté, alias Kaabi, consacre cet hommage.
Un projet suscité par le réalisateur Laurent Chevallier qui
réalisa « La Trace de Kandia », un film distingué par L’Académie Charles Cros en 2015, dans lequel Kaabi revenait en Guinée sur les traces de son père, à la rencontre des lieux et témoins de sa légende.
Par le choix du répertoire, cet hommage rend compte de la géographie mentale de Sory Kandia Kouyaté, de son insertion dans la chanson de geste griotique mandingue. « Mobalou », évoque les grands combattants de l’Afrique de l’Ouest dont Alpha Yaya Diallo (1830-1912), guerrier peul à la tête de la fédération islamique du Fouta, qui fut accusé de fomenter un soulèvement contre l’autorité coloniale et mourut déporté dans le bagne de Noudhibou. Cette chanson, sous le titre « Alpha Yaya »fut interprétée par Sory Kandia lors de l’admission de la Guinée à l’ONU et devint l’hymne de la République. « Dari » est une adaptation de l’iconique « Mani Sadjo », légende de l’amitié entre un hippopotame et une jeune fille dont Sory Kandia Kouyaté enregistra une version ahurissante. « N’nah Yafa » est une adresse aux mères en reconnaissance de leurs sacrifices, le natif de Manta ayant perdu la sienne à deux ans. « Sara Foto » est une ode à la beauté des femmes. « Masanou », narre l’histoire d’un parvenu qui ayant détourné la fiancée d’un pauvre cultivateur meurt le soir de ses noces, un thème souvent utilisé par les griots pour dénoncer les mariages forcés. « Tinkisso Dan » est une chanson d’amour à propos d’une jeune fille qui a oublié un foulard sur le bord de la Tinkisso, une rivière appréciée des lavandières. « Mawoula » est un autre chant dédié aux grands guerriers et à leur code d’honneur. Quand à « Wamiyo », Sory Kandia Kouyaté avait rapporté cette chanson de pêcheurs Bassa lors d’un voyage au Cameroun.
......
Fort de ce bagage, il s’est donc entouré d’un équipage ad hoc. Des fidèles comme Badje Tounkara (ngoni), Ballaké Sissoko (kora), Lansine Kouyaté (balafon) ou des invités sachant combien l’on ne pénètre dans la musique mandingue qu’avec tact et d’humilité, à l’instar d’un Jean-Philippe Rykiel, familier des musiciens africains, dont le piano prend ses quartiers dans la savane. La présence de la chanteuse Aminata Camara, qui fut choriste de son père, symbolisant comme un passage de témoin. Encore que le plus fascinant dans cet album est la voix de Kaabi, dont le timbre, les modulations, les inflexions, facétie de l’ADN, font écho de façon si troublante à celle du plus célèbre griot de la Guinée.
FRANK TENAILLE